Il y a trois cents ans, dans une ville pas si lointaine…
Quelques documents nous sont parvenus de l'époque de la création de la Passion selon saint-Jean, qui donnent une image riche de Bach et de son implication dans la vie musicale de la ville, en dehors de son studio de composition. Ses fonctions à Leipzig en tant que cantor et directeur musical étaient multiples -, elles comprenaient la contribution à la nouvelle musique religieuse pour les quatre églises, l’exécution de celle-ci, le développement des jeunes musiciens qui interprétaient sa musique, et la supervision de toutes les questions relatives à cette entreprise. L'histoire de la création de cette Passion en 1724 cristallise la nature de sa vie professionnelle. Bach s'attendait à présenter cette œuvre, sa première grande contribution à la musique d'église à Leipzig, à la Thomaskirche, et avait fait imprimer des livrets (très probablement avec le texte de la Passion) en gardant cela à l’esprit. La ville souhaitait cependant que l'œuvre soit jouée à la Nikolaikirche. Cette mésaventure a finalement conduit Bach dans le bureau du surintendant, où il a été réprimandé. Bien qu'il en ait accepté la responsabilité, il exigea que le clavecin du nouveau lieu soit réparé et que la tribune du chœur soit agrandie, deux dépenses qui s'ajoutaient à l'impression par la ville de prospectus annonçant le changement de lieu.
Nous avons souvent une vision romantique de Bach en tant que génie, perspective peut-être enracinée dans la reconnaissance généralisée et les critiques esthétiques des deux derniers siècles, qui présentent Bach comme un créateur de chefs-d'œuvre reflétant la perfection de sa transcendance intellectuelle, bien éloignée des banalités de notre réalité matérielle. De tels récits encouragent toutefois une compréhension plus profonde de Bach en tant qu'homme et "artisan", nous laissant admiratifs devant l'incroyable inventivité dont il a fait preuve et l'ardeur avec laquelle il a consigné ses idées sur la page et lors des performances. De plus, il a su trouver un équilibre entre son art et les interactions sociales exigeantes de sa position : on attendait de lui qu'il soit non seulement un musicien, mais aussi un allié bien organisé et constructif du clergé, ainsi qu'un mentor inspirant et généreux pour les jeunes qu'il était chargé de former musicalement, sans oublier ses nombreux enfants et sa riche vie familiale. Comment un homme pouvait-il accomplir autant ? De toute évidence, il n'était pas seul.
Introduction (Tetsu Isaji)
Première page du manuscrit autographe
Les manuscrits survivants de la "Passion selon Saint-Jean" témoignent que les préparatifs de sa représentation, tout comme ceux de nombreuses autres œuvres, impliquaient de nombreuses personnes - les manuscrits étaient préparés par ses étudiants les plus avancés, son épouse et ses enfants, tandis que les performances exigeaient le travail acharné de musiciens et d'organisateurs diligents. Même la préparation d'un livret de service exigeait une coordination sérieuse et une attention soutenue, tant de la part de Bach et de son équipe que du clergé. La réalisation d'un tel événement musical était donc un effort à l'échelle de la ville : il n'est peut-être pas exagéré de dire que la ville elle-même est devenue une sorte "d'instrument" face à une entreprise d’une telle envergure. En ce sens, la musique de Bach résonne aujourd'hui en partie grâce à ceux qui ont inspiré et soutenu son travail, ainsi qu'à ceux qui ont œuvré pour le protéger pour la postérité. Les traces des nombreuses forces et énergies qui l'entouraient, incarnées par les notes sur la partition, nous incitent à chercher l'illumination à travers l’appréciation et l’interprétation de ces œuvres.
Bach a basé sa Passion sur l'évangile de Jean et sur plusieurs sources textuelles d'auteurs contemporains. Dans cette optique, sa musique peut être considérée comme une illustration de cette base intertextuelle. Les mouvements de l'œuvre peuvent être divisés en trois catégories : les chœurs (impliquant tous les musiciens) et les récitatifs (plus libres, avec des chanteurs solistes, accompagnés d'une petite troupe d'instrumentistes) basés sur l'Évangile, et enfin les airs et chorals basés sur la poésie. Cette dernière catégorie fonctionne comme une sorte d'illustration des points mentionnés dans la première, offrant de riches réflexions musicales sur l'histoire racontée par les récitatifs et les chœurs. Pour ceux d'entre vous qui ne connaissent pas ces termes, les premiers mouvements peuvent servir de référence - le premier mouvement (n° 1, impliquant tous les musiciens) est un chœur, le deuxième mouvement (2a-e) s'ouvre sur un récitatif qui est rapidement interrompu par un chœur (vous entendrez l’exclamation chantée "Jesu von Nazareth") et se termine par un autre récitatif, et le troisième mouvement (n° 3) est un choral, dans lequel on retrouve quatre parties vocales (soprano, alto, ténor et basse) accompagnées d'instruments, à quatre temps par mesure. Le n° 7 peut surprendre : contrairement à un récitatif, sa mesure est régulière et les musiciens sont moins nombreux que dans un chœur ou un choral - il s'agit d'un air. Si l'on se perd en suivant le texte, il suffit d’écouter les premiers mots de chaque mouvement. Quelques exceptions méritent d'être signalées : les mouvements n° 24 et 32, respectivement, combinent air et chœur, et air et choral, créant ainsi un effet musical encore plus riche. On est souvent impressionné par la créativité avec laquelle Bach a illustré l'histoire de la crucifixion, ce qui a sûrement suscité une réaction extrêmement forte chez le public à l'époque, tout comme encore aujourd'hui.
La Passion selon St-Jean et ses éléments
Bruxelles est une ville formidable pour rencontrer de jeunes alliés qui partagent une passion pour la musique ancienne. Grâce aux deux conservatoires et leurs magnifiques départements de musique ancienne, nous avons eu la chance de pouvoir organiser notre propre Passion. Chanteurs et instrumentistes se sont réunis dans de petits locaux de répétition à travers Bruxelles pendant des heures, explorant toutes sortes d'approches pour donner vie à l'œuvre et rendre son texte aussi limpide que possible. Un après-midi de Pâques 2023 dans une petite chambre en bordure de Bruxelles, avec un seul clavecin et une partition générale de la Passion, a donné lieu à une série de messages sur WhatsApp à des amis et collègues, les invitant à lire l'œuvre ensemble. Petit à petit, nous avons commencé à nous attaquer à une œuvre à la fois familière et totalement nouvelle pour la plupart d'entre nous, qui n'avions encore jamais eu le privilège de la jouer. En montant l'œuvre de A à Z, nous nous sommes rendu compte du peu de connaissances que nous avions de Bach et de cette œuvre, et des nombreux mystères qui entourent encore sa pratique d'exécution et la partition elle-même. Heureusement, nous n'étions pas seuls.
Tout d'abord, nous sommes très reconnaissants à l'Église Notre-Dame des Victoires au Sablon, à son conseil d'administration et aux organistes titulaires dont Benoît Mernier, qui ont eu la gentillesse de nous offrir un lieu magnifique pour l'événement de ce soir. Nous tenons également à remercier nos mentors des conservatoires et d'ailleurs, qui nous ont offert des conseils et un soutien inestimables. Nous remercions tout particulièrement la Hoofdstedelijke Kunstacademie qui nous a permis de répéter dans ses locaux. Nous remercions également le facteur de clavecins Bastian Neelen, qui a eu la gentillesse de compléter et de nous prêter sa magnifique copie d'un clavecin hambourgeois de 1720 spécialement pour ce projet. Nous remercions également les membres du département de facture d'instruments de la KASK, qui ont soutenu Bas pendant cette période. Nous sommes extrêmement reconnaissants à Sigiswald Kuijken, qui a non seulement partagé avec nous ses secrets pour la préparation initiale d'un travail d’une telle ampleur, mais qui a également proposé de nous aider les derniers jours du projet. J'ai rencontré cette personne extraordinaire lors d'un projet organisé par le département de musique ancienne du conservatoire, qui m'a ensuite invité à préparer son clavecin pour un concert en échange de quelques cours. Je n'avais que la Passion en tête et, d'une certaine manière, il s’agit d’un des tremplins les plus opportuns pour le développement musical de chacun - nous sommes tous bénis d'avoir l'occasion de suivre sa sagesse.
Enfin, nous vous remercions tous d'être venus partager ce moment avec nous - ensemble, faisons résonner la Passion selon st-Jean pour les trois cents années à venir.